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Venise, la cité inversée ?

Par MyNight (BF), le 12/10/2007 à 23:57

Venise a ceci de particulier qu’elle est l’une des rares villes au monde a avoir été entièrement conformée par la main de l’homme, y compris dans sa structure morphologique. De petites îles marécageuses perdues au centre d’une immense lagune vierge, elle est devenue un immense réseau de 160 canaux, formé de 118 îlots tous reliés entre eux par un labyrinthe exubérant de ponts. Le bâti tient comme par miracle grâce à des centaines de milliers de pals en bois profondément plantés dans la terre lagunaire.

Sur Venise on a tout dit et tout écrit. On a décrit ses ors et ses magnificences, sa théâtralité si apte à provoquer les imaginaires romanesques, et même sans la connaître on se figure ses canaux, ses gondoliers, ses palais dorés, sa lumière si claire et si douce qui nimbe le tout comme dans un conte pour enfants et qui joue avec le vert profond de ses eaux troubles.

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Venise, l’une des rares villes au monde a avoir été entièrement conformée par la main de l’homme, donc, est conforme à l’image que l’on peut en avoir, et c’est dire si elle est artificieuse. Conçue pour que le regard se pose quoi qu’il arrive sur de la beauté classique, elle échappe aux fonctions urbaines habituelles, de par sa conformation morphologique même. Venise n’a pas de centre, elle est un centre. Elle n’a pas de faubourg, elle est circonscrite par les eaux. Ses fonctions religieuse, universitaire, elle les exprime par l’art classique, comme un étendard que l’on aperçoit à des kilomètres à la ronde. Il est étonnant que cette ville-carrefour, d’un point de vue culturel, ne soit au centre de rien. C’est un point en suspension dans le temps et l’espace, et cette insularité ne peut que faire penser à Utopia. On est ici dans une expression urbaine dont le code est autonome, dans l’autoréférencement le plus systématique. A l’inverse des autres villes du monde, Venise n’est pas un point nodal de relais entre d’autres villes, elle se vaut par et pour elle-même, elle s’est ‘auto-configurée’. De là à penser qu’elle est une pure œuvre de l’esprit, il n’y a qu’un pas.

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Car à mon sens, c’est ce qu’elle est. Une pure œuvre de l’esprit, un objet qui n’a d’autre fin que lui-même, une fin sans fin comme dirait Kant en parlant de l’œuvre d’art. Dès lors, parler de fonctions urbaines pour catégoriser Venise apparaît pour le moins comme hérétique : comment oser prétendre analyser un objet tel que celui-ci avec une grille de lecture classique, alors que nous nous trouvons devant un îlot autoréférencé qui est une ville sans en être une, qui est un centre sans être au centre de quoi que ce soit, qui est une œuvre artistique majeure alors qu’elle est hors-temps et hors-espace et assumée comme telle ?

J’ai compris que pour saisir Venise, il fallait d’une part se mettre dans une optique de rythme, et d’autre part de courbes/contre-courbes.

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Le rythme tout d’abord. Je vais prendre un exemple. Le Louvre à Paris est un immense mur bordant la rue de Rivoli, ponctué de fenêtres litaniques et de niches où sont érigées des statues qui paraissent d’ennuyer. De l’autre côté de la rue de Rivoli, ces arcades offrent un motif périodique qui conforte cette idée de litanie, d’ostinato pour le passant qui longe cette immense estafilade urbaine. L’idée du concepteur du Louvre, ce n’est pas que le marcheur puisse s’approprier l’axe historique. Il est conçu pour le cavalier. A ce rythme, les proportions deviennent tout autres, la périodicité des motifs scande l’arrivée dans cette voie monumentale et donnent tout son sens à la subtilité de la rue de Rivoli.
A Venise, on se situe dans le même ordre d’idée. La ville n’est pas conçue pour le marcheur, elle est conçue pour le rameur. Le rythme de ses façades, la manière dont les fronts de canaux sont enchevêtrés, correspondent à la fluidité aquatique de l’approche en barque.

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C’est ainsi qu’on constate que Venise est structurée par des canaux certes, mais aussi et surtout par des canaux d’air. La colonne vertébrale du grand Canal se ramifie sur les voies latérales, qui elles-mêmes se ramifient encore, puis encore, pour se perdre dans des cours intérieures, certes, mais plus encore, dans les structures des maisons de maîtres. Celles-ci sont architecturées autour d’une pièce immense, au rez-de-chaussée, que l’on nomme le sotoportego. On n’en a pas conscience, vu de l’extérieur, que derrière ces gigantesques portes, il y a cette entrée immense, que même les plus riches familles ne meublaient pas au XVe siècle. De part et d’autre de cette entrée, des escaliers monumentaux montent aux étages. Au premier, les petits appartements des personnels ; au second, les splendides appartements des propriétaires, eux-mêmes structurés autour d’une pièce principale qui fédère l’architecture globale de l’ensemble.

C’est dire si en fait, Venise est un palais d’eau conçu pour le rythme du rameur, et qui préfigure l’intérieur des maisons de maîtres, palais d’air conçus pour le rythme de l’habitant. On est là dans une optique tout à fait fractale d’enchâssements et d’emboîtements multiples, où c’est l’eau et l’air qui structurent l’ensemble.

On reconnaît cette structure fractale ne serait-ce que dans l’art de la courbe et de la contre-courbe. La façade du Palazzo Ducale, piazza San Marco, est tout à fait emblématique de cette manière de conception de l’objet ville à la vénitienne. Quand on s’approche de ces ciselures gothiques, on n’a pas conscience tout de suite de la chose, mais ce palais est construit à l’inverse de l’architecture traditionnelle. La charge n’est pas supportée par le bas de l’édifice, comme c’est toujours le cas, mais elle est posée sur des courbes qui transfèrent tout le poids de l’édifice sur les pilotis en bois qui pénètrent profondément dans le sol de la lagune. Ce sont ces transferts de charge qui ont imposé la structuration des courbes et des contre-courbes. Dès lors, le palais est plus aérien que jamais. Il peut se regarder en plein, mais aussi en vide.

Ce vide de la ciselure modèle et sculpte la lumière, et on en revient immédiatement à cette idée du canal d’air qui structure toute la ville, de l’île à l’îlot, de la cour intérieure au sotoportego des maisons de maîtres jusqu’à la moindre venelle, au moindre couloir.

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Venise reste dès lors, par rapport à une cité traditionnelle, une ville inversée. Elle est au centre de nulle part, conçue selon des contraintes techniques inédites qui sont masquées au profane, et se revendique comme étant à elle-même son unique référence en exhibant l’harmonie et l’équilibre des formes avant toute fonction urbaine. La ville est une œuvre d’art qui échappe à la plupart des règles de l’art, une place forte sans fortification ni muraille autre de que l’eau et des courbes, une ville d’eau structurée par l’air s’appuyant sur une appréhension fractale de l’espace et du temps. Cette conformation globale est donc bel et bien due à l’œuvre de l’esprit, et Venise est assurément un système suspendu de plein sur du vide. Et c’est sans doute cela qui donne au visiteur ce sentiment ‘étrange et pénétrant’, pour paraphraser Verlaine, d’être au cœur du monde tout en étant hors du temps et de l’espace.

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